LE MONDE | 14.02.03 |

Le dilemme des intellectuels syriens
La dictature de Saddam Hussein leur répugne, mais ils ne peuvent adhérer à l'"impérialisme" américain. Déchirés, ils témoignent du malaise des élites arabes.


En 1959, à califourchon sur un âne, un certain Saddam Hussein, fuyant les sbires du calife d'alors à Bagdad, trouvait refuge en Syrie.  L'histoire pourrait-elle se répéter en 2003?  Peu probable.

Gouvernée d'une main de fer par une fraction rivale du même parti unique qu'à Bagdad, le Baas, la Syrie de Bachar El Assad n'est plus aussi fermée qu'il y a seulement trois ans, sous le règne de feu le père de l'actuel président, Hafez El Assad.  L'ancien "cœur battant" du monde arabe change doucement.

A Damas, aujourd'hui, on trouve toujours les antennes du Hamas et des autres factions palestiniennes opposées à Yasser Arafat et son OLP – ce qui vaut au pays de figurer chaque année sur la liste américaine des régimes "soutenant le terrorisme".  Mais on y rencontre aussi des dizaines de milliers de réfugiés irakiens, dont pas mal d'opposants déclarés au dictateur moustachu.

Sur l'insistance de Jacques Chirac et de Washington, avec qui les relations se sont paradoxalement améliorées depuis le 11 septembre 2001 – Damas a "beaucoup aidé"dans la lutte contre le terrorisme islamiste, reconnaissent les Etats-Unis –, la Syrie a accepté de voter pour la résolution 1441, qui durcissait le régime d'inspections en Irak.  "Il s'agissait de retarder la guerre", explique-t-on.  Pour le reste, Damas demeure "fermement opposé à l'aventurisme américain" dans la région, comme le répètent ses médias contrôlés.  Le régime serait-il pour une fois à l'unisson de ses intellectuels?  Les voici qui parlent au Monde.  Sans concession.

Antoine Maqdessi a gardé les manières courtoises de sa génération.  Malgré son grand âge, il tient à faire les honneurs de sa maison au visiteur.  Dans la bibliothèque du modeste appartement de cette petite rue bourgeoise à Damas s'alignent les ouvrages de philosophie, de politique et de littérature.  Pour tout le monde en Syrie, cet homme est un monument : "le doyen des intellectuels". A près de 90 ans, Antoine Maqdessi est une référence quasi obligée vers laquelle vous renvoient les hommes de lettres et d'esprit.  Il continue de suivre les affaires du monde comme le plus à jour des jeunes intellectuels. Rien ou presque ne lui échappe de ce qui se dit et s'écrit à propos de son pays.  Il a été pendant une trentaine d'années responsable du département de la traduction au ministère de la culture, et c'est à lui, disent les plus jeunes, que l'on doit la traduction d'œuvres de très grande qualité.  L'ancien prof de philo, critique à ses heures, n'est pas seulement un homme de culture et un esprit universel, c'est aussi un amoureux des arts.

Parfaitement francophone, ami de Paul Ricœur, il confie avec gourmandise que grâce à ses relations dans les milieux culturels il reçoit et lit de nombreuses publications françaises.  Chaque fois que son fils se rend à Beyrouth, il lui demande de rapporter tel ou tel ouvrage récemment paru et dont il a eu vent au fil de ses lectures.  Contemporain des dirigeants historiques du Baas – dont il a été membre –, il tient cette formation politique dans la plus grande défiance et accuse l'armée d'avoir fait "main basse sur tout".  C'est pourquoi il a quitté le parti dès 1954.

Ce vieux routier de la politique, dont l'histoire personnelle se confond pratiquement avec celle du XXe siècle, est sans illusion aucune: la situation actuelle du monde arabe?  "Désastreuse", dit-il, et en Syrie comme ailleurs "la société, l'être humain, l'éducation et, consécutivement, la pensée ont été réduits à néant" par des régimes autoritaires; la "citoyenneté" n'a pas de sens, les gens n'étant considérés que comme des "paroissiens" sommés d'approuver ce que d'autres au pouvoir décident pour eux à l'avance.  "J'ai renoncé à l'enseignement de la philosophie grecque, dit-il, parce qu'enseigner la philosophie devenait une tâche impossible.  Le niveau culturel des étudiants a touché un plancher effrayant (...).  En Syrie, on est obnubilé par "l'orientation".  Le monde entier change, et ici on tient le même discours que dans les années 1960."

A propos de l'Irak, et d'une possible intervention militaire américaine, il redoute le pire, et d'abord l'éclatement de l'ancienne Mésopotamie "autrefois unie, mais où le pouvoir militaire a réveillé les nationalismes" et les communautarismes.  Il craint aussi une "accentuation de la poigne de fer des militaires en Syrie, alors que nous nous employons à la desserrer un tant soit peu", dit-il.  Il appréhende surtout "l'émergence chaotique de factions brimées, qui entraînerait une ingérence de plus en plus grande de l'armée, y compris au Liban", sous tutelle syrienne depuis le milieu des années 1970.  Quant aux Etats-Unis, ils ne peuvent, à ses yeux, ni constituer un modèle de société ni en apporter un, parce que, dit-il, "c'est un pays sans culture, à la différence de la France".

Plus que dans tout autre pays arabe, on aurait pu s'attendre ici au discours monolithique traditionnel sur l'Irak : dénonciation de "l'agression" américaine contre un pays arabe et solidarité obligée avec "le peuple irakien" contre "l'impérialisme".  La réalité est nettement plus nuancée.  S'il est vrai que la politique des Etats-Unis au Proche-Orient, de la Palestine à l'Irak, ne provoque qu'indignation dans le pays, l'affaire irakienne porte de nombreux intellectuels à s'interroger sur le sort non pas des régimes, mais des peuples arabes qui sont écrasés depuis des lustres par des pouvoirs dictatoriaux soutenus par diverses administrations américaines – dont aucune ne s'est jamais inquiétée outre mesure des droits et des libertés publiques.  Bref, comme si l'affaire irakienne servait de catalyseur à la réflexion sur soi et sur l'état d'une région prise entre la poigne de fer plus ou moins forte de régimes détestés, dont l'Irak est l'exécrable caricature, et le cyclone américain, les intellectuels syriens n'attendent rien de bon de ce qui se prépare sur l'Irak.

Cinéastes, universitaires, journalistes ou membres actifs de la société civile, autrefois militants nationalistes arabes, communistes, baasistes ou autres, pour la plupart revenus de tout sauf de la défense de l'individu et de ses libertés, ils n'hésitent plus à le dire dans un pays où, il y a bien peu de temps encore, quiconque exprimait à cœur ouvert une opinion différente de celle du gouvernement requérait quasi systématiquement l'anonymat.  Aujourd'hui, quelques lucarnes de liberté se sont ouvertes – et ils veulent se faire entendre.

Dans un vieux café populaire du centre-ville de Damas – clientèle presque totalement masculine, évidemment – où les vieux tuent le temps et les jeunes refont le monde dans les roucoulements des narguilés, Oussama Mohamad tire sur sa pipe à eau.  Des années que ce cinéaste quinquagénaire cherche à briser les tabous, à libérer la parole par l'image.  Son second long métrage, Sacrifices – diffusé en janvier sur Arte –, vient de recevoir le visa de la censure.  Comme le précédent, Etoiles du jour (dont la diffusion commerciale a été interdite), Sacrifices tourne de manière elliptique autour des us et coutumes de la communauté alaouite minoritaire – dont il est membre, comme le président syrien – et de la transmission des clefs du pouvoir.

Sur le ton dépité de celui qui en a vu d'autres, Oussama Mohammad avoue sa perplexité, dit qu'il lui est "difficile" de se faire une religion à propos de l'Irak: "C'est une question que moi-même et d'autres nous posons tous les jours, et le plus dur est de constater que l'on en est réduit au statut de simple spectateur. Les sociétés arabes ont été empêchées, depuis des décennies, de jouer le moindre rôle, d'avoir une quelconque efficacité, de peser du moindre poids, dit-il.  Si le régime irakien, qui est le parangon de la répression et de la brutalité envers son peuple, devait se maintenir, ce serait une véritable catastrophe.  Mais, de mon point de vue, les Etats-Unis se comportent de la même façon, à cette différence près que leur peuple est le monde, et qu'au nom de quelque chose qu'ils appellent leur intérêt supérieur ils veulent l'enfermer dans une amphore, jetant l'anathème sur tel ou tel autre Etat sans estimer devoir rendre de comptes à personne."  En attendant, "le peuple irakien est doublement victime, de l'embargo -international- et de son propre régime".  Ce choix qui n'en est pas un explique son malaise, cette "position opportuniste, le cul entre deux chaises", à se demander comment se dégager de l'alternative et "tenter d'être efficace".  "Des choses vont bien sûr changer, mais je ne suis pas sûr que les Etats-Unis satisferont les aspirations du peuple irakien, notamment la plus sacrée d'entre elles, la liberté", prévoit-il.

Loin de ces états d'âme, Omar Amiralay, dont les téléspectateurs français ont pu voir plusieurs films sur Arte – Le Malheur des uns, Un parfum de paradis, Le Sarcophage de l'amour et Par un jour de violence ordinaire, entre autres –, refuse de participer au climat ambiant, à cet "océan de supputations et de pronostics auxquels tout le monde se livre, incapable de dire" de quoi demain sera fait.  Ce qui l'intéresse avant tout, c'est la fin "de cette autocratie orientale absolue qui se perçoit comme d'origine quasi divine", et il lui paraît impossible, dans cette perspective, d'écarter "le facteur étranger", en l'occurrence les Etats-Unis et l'Occident, "qui a joué un rôle capital dans l'actuel état des choses" en apportant son appui à des régimes autoritaires honnis.

On ne reprendra plus l'ancien militant gauchiste Omar Amiralay à s'enthousiasmer pour quelque idéologie ou projet politique global, forcément érigé "sur les ruines de l'individu et de l'humanité".  Ce qui l'intéresse, c'est "que meurent les dieux pour que vivent les peuples", que "la société se dégage d'un héritage terrible qui a anéanti l'individu dans sa relation à soi et aux autres".  Et, dans cette perspective, il n'est tout simplement "pas concerné par une guerre contre l'Irak", qui "n'entraînera que des changements de pure forme, bien éloignés de la tâche" qu'il s'est donnée "de réhabiliter l'individu et l'être humain", seule chose qui, à ses yeux, "donne un sens à la vie et permet de garder un soupçon d'espoir".

Ahmad Barqaoui, recteur de la faculté de philosophie de l'université de Damas, est sûr d'une chose: "En Syrie, l'hostilité aux Etats-Unis fait l'unanimité.  Même la jeune génération très moderniste, qui essaie d'imiter le mode de vie américain, partage cette hostilité, comme si l'acceptation de la culture était une chose et le nationalisme autre chose." "Pour les gens, dit-il encore, les Etats-Unis sont responsables à la fois de la situation en Palestine, de la longévité des dictatures arabes, d'un sentiment d'humiliation, et aussi de la pauvreté dans la mesure où les capitalistes locaux sont considérés comme le prolongement de l'exploitation des richesses par les Etats-Unis."  "Les démocrates arabes, notamment en Syrie, sont farouchement hostiles au régime irakien, et malgré cela ils appuient aujourd'hui l'Irak parce qu'ils sont convaincus que les Américains veulent une autre dictature à Bagdad (...). Croyez-moi, la jeune génération est meilleure que la nôtre", assure-t-il. Sous des apparences insouciantes, "elle est attachée aux principes. C'est une génération qui s'est ouverte à la politique par le biais des images télévisées concrètes et non par les discours, les slogans et les hymnes patriotiques".

Très peu pour moi, répond en substance Michel Kilo.  Pour cet écrivain, fervent activiste du mouvement démocratique, les Etats-Unis sont les derniers à pouvoir se prétendre hérauts de la liberté et de la démocratie alors qu'à ce jour ils ont, selon lui, encouragé tout le contraire au Proche-Orient.  Ils sont également les derniers à pouvoir s'arroger "le droit de décider des critères et des formes d'intervention" pour voler au secours du peuple irakien.  Il existe, dit-il "d'autres moyens que les avions Phantom et les F-16" ou l'instrumentalisation d'une opposition irakienne déconsidérée pour parvenir à cette fin.  Mais "oui à une forme d'intervention internationale" qui débarrasserait le peuple irakien d'un homme qui "a détruit l'Etat et la société", oui à des "normes démocratiques que l'ONU poserait et imposerait à tous les Etats sans exception et au recours à tous les instruments de l'ONU contre le régime".


Mouna Naïm
  


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